Par Jude Chaleureux MBINA, Point focal IPSA Initiative pour la Paix et la Sécurité en Afrique au Gabon.
L’humanité se trouve aujourd’hui, 24 ans après l’aube d’un nouveau millénaire, à un carrefour difficile. À près de huit milliards d’habitants, la population de la terre continuera de croître au cours du siècle prochain, et atteindra probablement la barre des 8,5 à 9 milliards dans les années à venir. En conséquence, on s’attend à ce que la demande en nourriture, en eau et en énergie augmente considérablement sur la planète. Malgré la technologie actuelle, les humains ne peuvent/veulent pas utiliser les ressources de la terre de manière durable. Ainsi, la possibilité de l’émergence d’un état dystopique s’ouvre, et le risque de non satisfaction des besoins fondamentaux pour maintenir la vie humaine devient cauchemardesque. Il existe une menace réaliste et sérieuse de hausse de la pauvreté, des inégalités et de l’exclusion, conduisant potentiellement à une augmentation de la souffrance des peuples, alimentée par la cupidité et les conflits entre États nations. Ceci est particulièrement possible compte tenu des tendances myopes d’acteurs nationaux, qui résolvent les défis mondiaux sur la base des principes sociopolitiques archaïques du XIXe siècle (Modèles basés sur le monopole de la violence). Ce modèle dépassé de résolution des conflits est la pratique depuis la montée des États nations modernes. Mais comment développer nos Etats pour prétendre atteindre une évolution stable sans violence ? Nous proposons l’approche de la valorisation et une meilleure exploitation des éminences grises. Cet article analyse les origines historiques du concept, et révèle également les principales caractéristiques psychologiques que devrait avoir une « éminence grise ». Le sujet de l’article est la présentation des éminences grises, et l’objet sera de déterminer leur impact imminent sur le continent africain. Nous devons considérer que le choc des civilisations prévue par Samuel Huntington est à la porte et définit l’Apocalypse de notre monde.
- AUX ORIGINES DU CONCEPT D’ÉMINENCE GRISE
Le concept d’« éminence grise » est un produit de la recherche en sciences politiques. Il est apparu pour la première fois dans la littérature journalistique, et seulement après, les chercheurs ont commencé à l’étudier en détails.
Le terme « éminence grise » apparaît dans le roman « Les Trois Mousquetaires » d’Alexandre Dumas alors sous le premier ministre royal, le cardinal de Richelieu-, le moine franciscain Joseph était au service de François Le Claire du Tremblay, qui reçut à la cour le surnom d’« éminence grise ». Dans le contexte historique, la définition de « gris » était une indication d’appartenance à la classe monastique, qui est loin de la politique. L’éminence grise était considérée comme une personnalité indispensable, compétente, avec une bonne organisation, initiative, sociable, réactive, forte de caractère, volontaire, mystique, sûre d’elle et souvent charismatique. Charles Zorgbibe présente les éminences grises en deux (2) typologies : les inspirateurs et les exécutants[1]. R. Medvedev et D. Ermakov décrivent « l’éminence grise » comme une personne engagée dans la mise en œuvre de décisions politiques, utilisant des pratiques informelles. En analysant les activités politiques de ces derniers, ils étaient appelés éminences grises en raison de l’ampleur et de l’importance du pouvoir qu’ils avaient, du désir de former et de diriger le pouvoir politique et les événements en coulisse.
« Derrière les images baroques luxuriantes se cache « l’éminence grise » de la politique », écrivait le philosophe français Jean Baudrillard dans son ouvrage”Simulacra and simulation“. Les penseurs affirment que nous sommes les victimes « éminence grise ». Dans le cas de figure de l’ancienne Russie, un homme discret incarnait réellement le pouvoir. Au début des années 2000, l’administration avait un nom et un visage ; Vladislav Sourkov en est devenu presque le synonyme. Ce jeune – 36 ans à l’époque – Russe d’origine tchéchène, Aslambek Doudaïev de son nom de naissance, ayant travaillé pour Mikhaïl Khodorkovski, serait entré dans l’Histoire comme l’idéologue en chef de Vladimir Poutine au début du règne de celui-ci. Dans une interview accordée à Interfax le 27 décembre 2011, alors qu’il démissionnait de son poste de chef adjoint de l’administration, Vladislav Sourkov a humblement déclaré : « J’étais parmi ceux qui ont aidé le président Eltsine Boris à effectuer une transition pacifique du pouvoir. Et ensuite, parmi ceux qui ont aidé le président Poutine à stabiliser le système politique »[2].
Selon Michel Foucault (1976), le pouvoir n’est pas une institution, une structure ou une certaine force dont certaines personnes sont dotées ; le pouvoir, c’est le nom donné à une situation complexe et stratégique dans une société donnée. En supposant que la connaissance soit le nouveau pouvoir, le but de cette thèse est de spéculer ou de découvrir qui détient actuellement ces positions de pouvoir dans l’univers de la connaissance mondiale, et qui peut les occuper à l’avenir. Le défi présenté par l’histoire est que ces nœuds d’influence opèrent souvent derrière les scènes, à titre non officiel ou non public. Ce phénomène caché est bien établi et identifié dans de nombreuses cultures. Par exemple à la cour royale espagnole, camarilla (petit lobby en espagnol) était le nom donné à un groupe de conseillers agissant en tant que puissance contrôlant derrière le trône en raison de leur libre accès aux salles, et aux conversations qui ont eu lieu sur le chemin de la grande salle[3]. Camarilla vient de l’espagnol camara, chambre, c’est-à-dire le cabinet particulier du roi : des personnes qui exercent une influence particulière sur le monarque. L’expression renvoie d’abord au règne de Ferdinand VII (1813 – 1833). Sous ce dernier, la camarilla était dénoncée comme exerçant un pouvoir occulte et illégitime, où était conçue une politique conservatrice et religieuse (voir Jordi Canal, Histoire de l’Espagne contemporaine, de 1808 à nos jours). Le terme est donc péjoratif ; il désigne habituellement une coterie (groupe de personnes unies par un intérêt commun) de courtisans qui exercent une influence informelle sur le souverain.
Dans les cultures anglo-saxonnes, le lobium (latin médiéval du XVIe siècle) ou portique couvert sur le chemin de la cloister, est à l’origine du mot anglais lobby : un groupe de personnes cherchant à influencer les décideurs sur une question particulière, compte tenu de leur niveau d’accès au tribunal. En France, cette position cachée de pouvoir a évolué au XVIIe siècle vers l’idée d’Éminence Grise, représentée par l’omniprésence du Cardinal, le chef du renseignement de Richelieu, François Leclerc du Tremblay alias Père Joseph (Huxley, 1941). L’Afrique aussi a connu quelques éminences grises qui ont eu de l’impact sur les politiques internes des pays à l’instar de Chéya Ould Ely et Malainine Ould Tomy qui ont côtoyé l’impénétrable ancien président Mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz. Aussi, nous avons Roland Dumas qui fût considéré comme l’éminence grise du chef de la junte Salou Djibo ; sans oublier la paire Bacar Diagne et Elie Doté qui furent aussi des éminces grises pour François Bozizé. Ces exemples servent à illustrer la généralisation existence, voire formalisation, de sources de pouvoir et d’influence en coulisses basées sur la connaissance.
Toutefois, la problématique de la responsabilité dans un monde complexe devient de plus en plus grandissante. N’est-ce pas un danger potentiel que ces acteurs influents discrets et bien informés ne soit pas tenus responsables des effets de leurs conseils, car ils n’occupent pas nécessairement de fonctions formelles, ni ne possèdent aucune autorité officielle ?
Compte tenu des difficultés mondiales auxquelles l’humanité est confrontée aujourd’hui, notamment la surpopulation, les inégalités et conflits pour des ressources rares, identifier ces intelligences cachées émergentes, nœuds d’influence mondiale et les orienter vers un bon plaidoyer pourrait éventuellement conduire à des politiques saines qui nous servent tous.
- LE SAVANT ET LE POLITIQUE
Max Weber dans ses travaux sur le Savant et le Politique dit : « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre métier, sans manquer à la vocation et de l’un et de l’autre. » Le lien entre la science et la politique de Max Weber apparaît tout aussi étroit si l’on considère l’autre aspect, non plus la relation causale mais les valeurs : rapport aux valeurs dans le cas de la science, et affirmation de valeurs dans celui de l’action. Les éminences sont, en même temps, les hommes d’une société particulière. L’Afrique devrait prévoir dans sa nouvelle structure administrative et politique, un pan de recherche bien encadré visant à exploiter les éminences grises. L’identification et la sélection minutieuse des jeunes scientifiques avec un potentiel est à réaliser dans les domaines prioritaires tels que la santé, l’économie, la politique, les sciences stratégiques et militaires. Par ailleurs, penser à la mise en place des clubs d’excellences et d’éminences grises, soutenue par l’État au sein des systèmes éducatifs est aussi une proposition pratique. Concrètement cela revient à dire aujourd’hui, qu’au-delà des reformes visant à rapidement améliorer la situation sociale, politique, économique, une des priorités du développement durable africain est d’anticiper sur l’avenir avec nos intelligences et nos paramètres. Les éminences grises seront les dons pour la préservation des intérêts de nos Etats. Les intuitions scientifiques que nous pouvons avoir dépendent donc de facteurs et de « dons » qui nous sont cachés. Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert, ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir.[4]
On peut être un politicien remarquable sans jamais avoir eu une inspiration originale et particulière pour son peuple. Au-delà de tenter d’identifier les acteurs émergents, il est nécessaire d’explorer les modèles d’émergence d’entités cachées. En raison de leur capacité à gagner la compréhension des organisations, personnes ou machines, ils détiendront et produiront des connaissances et pourront ainsi offrir de nouvelles perspectives aux décideurs politiques et aux défenseurs officiels. Ceci entrainera des progrès significatifs dans le domaine de la sécurité stratégique.
- VERS L’INSTITUTIONNALISATION, L’ENCADREMENT D’UN LOBBYING FORMEL DES EMINENCES GRISES AU SEIN DES COMMUNAUTES SOUS REGIONALES.
Traditionnellement, les études empiriques sur les relations d’influence entre acteurs mondiaux ont été limitées en profondeur, en raison de leur seule dépendance à l’égard d’une analyse des données de chefs d’État et responsables gouvernementaux. Les Etats africains doivent lancer un processus de cartographie des éminences (personnes ou groupes). Notre continent souffre d’un problème de statistiques justes.
La réalisation cartographique des éminences ne peut se faire que par le concours des hautes autorités gouvernementales, et par l’implication des agences de renseignement. L’objectif final de la cartographie des éminences grises sera la mise en réseaux, pour qu’ils puissent ensemble être un levier de propositions pertinentes pour le continent et ses sous régions. L’Afrique, les sous régions continentales dans leurs ensembles, feront face aux attaques de plus en plus développées et sophistiquées qui nécessiteront des réponses stratégiques et adaptées au risque. Les ensembles sous régionaux (UMA, COMESA, CEEAC, CEDEAO, IGAD, SADC, CAE, CEN-SAD) auront en leur sein plus que des cellules de crises (réponses rapides) ; ils possèderont aussi des cellules d’éminences qui fourniront des travaux rapides, afin de répondre aux attentes des peuples. Les éminences travailleront à inverser la courbe d’influence, et transformer la réaction en action anticipée sur les adversaires du continent africain. La confidentialité sur leurs identités et leurs travaux doit être maintenue par les États.
IV-LE CONTINENT AFRICAIN EVENTUELLE TERRE DE SPECTACLE ENTRE EMINENCES GRISES AFRICAINES ET L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA).
S’il est vrai que nous ne pouvons pas prédire comment un humain établit une nouvelle idée, concept ou pensée, il est déjà possible pour un ordinateur de prédire des tendances. Cela est possible avec les analyses statistiques ou sémantiques d’idées agrégées, émanant de l’intelligence d’une foule agissant de manière synchronisée en ligne. Il est donc probable que, dans un avenir proche, « l’intelligence artificielle va avancer jusqu’au point où les ordinateurs amélioreront et accélèreront la découverte scientifique et le changement technologique… produisant des découvertes trop complexes pour les humains » [Fisher, Selin et Wetmore, 2008]. Docteur Laurent dans son ouvrage sur la guerre des Intelligences, Intelligence Humaine vs Intelligence artificielle énonça : « L’intelligence est le moyen dont l’humanité a été pourvue par l’évolution darwinienne pour survivre dans un environnement sauvage. Grâce à elle, nous dominons désormais le monde et la matière. Cet héritage ancestral, fruit de millions d’années d’évolution et de sélection, est notre actif le plus précieux ». L’intelligence dans le développement de l’être humain est un élément fondamental et déterminant pour l’avenir de chacun : « l’intelligence est la mère de toutes les inégalités ».
La réalité des machines dépassant les humains pourrait arriver plus tôt que prévu. Louis A. Del Monte, physicien et auteur de la révolution de l’intelligence artificielle, a travaillé plus de trente ans en tant que leader dans le développement de la microélectronique pour IBM et Honeywell. Del Monte prédit qu’entre 2040 et 2045, les machines surpasseront intelligence humaine [Love, 2014].
Observation faite, les évolutions technologiques et l’IA en Asie, en Russie (Eurasie), en Europe, et en Amérique, sont évidentes et laissent trois (3) scénarios possibles pour nos nations africaines :
- Le 1er Scénario est que les Amis de l’Intelligence en Afrique seront minoritaires, car la société actuelle oriente inlassablement les intelligences vers le non nécessaire. Nous vivrons d’ici 15 ans une séparation profonde entre les intelligences ;
- Le 2ème Scénario est que les éminences grises veilleront sur la santé de nombreux secteurs, en produisant des travaux qui seront mis à la disposition des chefs d’états. Les travaux réalisés permettront un équilibre considérable pour le bien être multidimensionnel des nations africaines ;
- Le 3ème Scénario est que l’Afrique vivra un éveil collectif et une révolution ; pas industrielle, mais intellectuelle.
Ces dernières années, l’Afrique a vécu des bouleversements d’ordre politique, nous vivrons certainement des bouleversements d’ordre intellectuel. À chacun de nous de choisir le scénario qu’il souhaite.
[1] Promenade dans l’ombre des éminences grises – Entretien avec Charles Zorgbibe, Propos recueillis par Louis du Breil, 10 Octobre 2020. Lien [ https://www.revueconflits.com/eminences-grise-charles-zorgbibe/ ]
[2] LYS, Igor, « Poutine institutionnalisé » : portrait de l’administration du président russe, Jean Jaurès Fondation, 2018
[3] DAMBRINE, Adrian. « Camarilla » : définition simple et exemples, La Culture Générale, 2020. Lien :[https://www.laculturegenerale.com/camarilla-definition-signification-etymologie/]
[4] FOUCAULT, JM. Surveiller et punir. Naissance de la prison (Paris, Gallimard, collection «TEL», 1975) Une microphysique du pouvoir
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